Mad world || Daniel

– L’enfance

Il n’était pas censé être le premier. Comme souvent à cette époque, on ne s’attache pas trop vite aux enfants, la plupart meurent avant leur un an. Ce fut le cas de son frère. Il est né le 18 décembre 1888 et il est mort le 6 avril 1889. Sa mère retombait enceinte en septembre de l’année suivante. Daniel est né un mois trop tôt, le 19 mai 1891, et être prématuré était alors synonyme de décès tout aussi rapide. Sa mère vécut mal le second accouchement, la dépression post-partum était tout aussi connue que les autres désordres mentaux : c’est-à-dire très peu. Elle délaissa son unique fils, songeait qu’il finirait probablement comme le premier. On ne s’attendait pas à ce qu’il survive, ce fut une surprise de voir qu’il passa son premier mois, puis son deuxième, et enfin sa première année. A partir de cet instant, il fallut s’y faire : Daniel vivrait probablement.

Filipe et Maria Vidal étaient tous-deux moldus, de la petite bourgeoisie. Un mariage sans amour, arrangé entre deux familles soucieuses de conserver le petit patrimoine accumulé et espérant le léguer à une descendance commune. Le chemin pris ne fut pas celui espéré, autant l’avouer.

Maria Vidal, au plus fort de sa dépression, tenta de s’ouvrir les veines avec le rasoir de son époux. Elle n’y parvint pas, mais devint un poids immédiat pour son mari. Daniel n’avait qu’un an lorsque sa mère fut internée en asile psychiatrique par son père. Ce dernier récupéra le patrimoine de sa femme, conserva bien évidemment sa dot, et demanda le divorce. Il ne voulait pas être marié à une folle. Il l’obtint rapidement, puis partit vivre sur les bords de l'Atlantique, dans la Galice espagnole où il avait grandi, en compagnie de son fils. Il ne revit jamais sa mère, et on vint leur annoncer son décès en 1895, un soir de juillet.

Daniel ne se souvient pas de sa mère. En revanche, il se souvient de la Galice, de l’odeur de la mer et des bruits des vagues, de la plage à quelques pas de chez-eux et des pèlerins à destination de Saint-Jacques de Compostelle. Gamin déjà, il aimait se promener seul sur les plages. Il lisait peu, son père le lui interdisait.

- Une occupation pour les pédés ! qu’il disait alors.

A sept ans, Daniel tenait déjà un fusil dans les mains. Une occupation digne de son rang, paraît-il. Il a toujours haï la chasse, en vérité. Mais il continuait, pour faire plaisir à son père. Faire plaisir à son père n’était pas chose facile, pourtant Daniel essayait sans relâche. Outre la chasse, il essaya d’apprendre la boxe avec tout aussi peu de succès. Rapidement, son père se mit en tête que son fils n’était qu’un incapable.

- Tu tiens ça de ta mère, expliquait-il avec le plus grand des sérieux. Elle non plus n’a jamais réussi à faire quelque chose de correct. Même mourir, elle n’a pas réussi correctement.

Daniel se demandait souvent comment furent les dernières années de la vie de Maria Vidal. On ne les lui a jamais raconté, et désormais il ne cherche plus à savoir.

C’est à huit ans qu’eut lieu sa première manifestation magique. C’est ce qu’il a conclu en y repensant, puisque durant des années, personne n’y avait vraiment vu quelque chose d’étrange. C’est également à cette période que Daniel commença à se dire qu’il avait quelque chose de spécial, une grandeur cachée et étouffée par son paternel. Il ne lui en parla pas immédiatement, les premières tentatives ayant été bien vite avortées dans l'œuf.

- Les fusils de chasse qui tirent seuls ? demandait son père. C’est absurde, cesse de faire ton intéressant.

Alors il a cessé.

Il lisait peu, Daniel. Il se cachait pour lire les quelques livres qu’ils avaient à la maison, le soir, sous les draps de son lit. Parfois, il allait emprunter à la bibliothèque du village. On décrivait Daniel comme un gamin intelligent, mais terriblement solitaire malgré son étrangeté apparante. On le voyait déjà médecin, ou chercheur. C’est avec une surprise certaine qu’il reçut sa lettre d’admission à l’académie de magie de Beauxbâtons, école de sorcellerie française dans les Pyrénées. Elle n’arriva pas seule, puisque deux sorciers commissionnés par le ministère de la magie espagnol virent se présenter à la porte de la demeure, pour expliquer les choses à Daniel et son père. Son père refusa dans un premier temps, puis se laissa convaincre à contre-cœur. Il n’avait pas vraiment le choix, il faut dire. Daniel fut alors tout à fait convaincu : il avait quelque chose de spécial qui ne demandait qu’à s’exprimer.

– L’école

Ce ne fut pas ce qu’en pensa le monde. A l’école, Daniel vécut la discrimination des nés-moldus de plein fouet. On le lui a souvent répété, qu’il n’était même pas la moitié de l’un des leurs. Sur un pied dansant, pas vraiment sorcier et ni vraiment moldu, Daniel fut bien rapidement déchiré entre ces deux mondes qui ne l’acceptaient. Il s’isola de plus en plus, et passait le plus clair de son temps dans la bibliothèque de l’école.

- Don Quichotte ? Mais c’est un conte moldu. Nous n’avons pas besoin de ça par ici, répliquait le bibliothécaire lorsque lui demandait Daniel.
- C’est un enfant intelligent, oui… Mais destiné à de grandes choses ? Je ne pense pas, expliquaient ses professeurs. Il pourra toujours essayer de trouver un petit emploi au Ministère, ou en boutique. Il ne faudrait pas que l’on apprenne ses origines en revanche.

Il finit par le penser également. Envolés, ses rêves de grandeur.

Bien qu’il fut solitaire, Daniel put compter de rares amies. Martin Hernandez fut l’un d’eux, enfant sang-mêlé, venant d’une grande famille de devins. Il disait qu’il possédait le Troisième Œil mais refusait de lui faire la démonstration. Trop dangereux, arguait-il pour se justifier. Mais qu’importe, ils avaient le même âge, venaient du même pays et Martin se fichait bien de ses origines, c’était bien suffisant pour lui. Amis de la première année d’école jusqu’à leur dernière année d’étude, on soufflait d’eux que l’un n’allait jamais sans l’autre. Et c’était vrai, probablement.

Daniel rentrait rarement chez son père. Leurs relations déjà distantes devinrent froides après son entrée à l’école.

- Ça ne peut venir que de ta mère, soufflait-il avec agacement. Il aurait mieux fallu que notre premier fils ne meurt pas prématurément, peut-être aurait-il été moins étrange.

C’était la première fois qu’il entendit parler de son frère, il avait alors quinze ans. Dès lors, il en fut étrangement obnubilé. Comment cet enfant qu’il n’avait jamais connu pouvait-il prendre autant de place dans ses relations familiales ? Comment avait-il pu influer à ce point sur l’histoire de ses parents ? Il insista auprès de Martin, pour chercher un moyen de communiquer avec lui.

- Je suis devin, pas médium, qu’il disait alors.

Tant pis, il y parviendra seul dans ce cas. Durant deux années, il essaya d’entrer en contact avec les morts prématurés de sa famille. Il ne parvint pas à contacter son frère, mais les enquêtes menées lui montrèrent qu’il était mort lorsqu’il n’avait que quatre mois. Alors il abandonna cette idée, il était trop jeune après tout, pour lui répondre. A défaut, il se concentra sur sa mère, qu’il n’avait que trop peu connue. Elle, elle devrait savoir, n’est-ce pas ? Et puis à cette époque encore, il avait des questions à lui poser, des interrogations concernant sa vie passée. Et s’il était baigné par la magie, alors peut-être y parviendrait-il. Ce serait la grande œuvre de sa vie, songeait-il, celle pour laquelle on a soufflé que jamais il ne pourrait. Il leur montrerait à tous, qu’ils avaient tort.

– Obsessions


Il avait dix-sept ans et il avait réussi. Deux années de recherche pour ce résultat, il n’était pas peu fier. Maintenant, il restait encore à le prouver. Personne ne semblait vouloir le croire, tous le dépréciaient. Ses professeurs le regardaient étrangement, Martin cessa ses relations avec lui, son père le prenait pour encore plus fou qu’avant. Il se mit en tête que c’était là à cause de ses origines moldues. C’était l’évidence même, la société ne voulait pas reconnaître qu’il fût capable de plus qu’eux. Il tenta de faire savoir ce qu’il était parvenu à faire, mais aucun autre mort à part sa mère ne semblait vouloir lui ouvrir son cœur. Et lui seul parvenait à les entendre, les autres n’étaient pas capables de telles prouesses. Et malgré toute sa bonne foi, il ne parvint pas à prouver ses paroles.

Seule sa mère lui parlait avec douceur et compréhension. Elle lui racontait comment son père l’avait faite interner, et lui murmurait comment il l’avait réduite au silence. Elle soufflait que son père n’était nullement celui qu’il montrait à la société, qu’il avait fait tuer son premier fils et interner sa mère pour garder pour lui héritage, dot, patrimoine, argent. Il était cupide, il était mauvais. Et bientôt, ce sera ton tour, mon chéri. Prends garde.

- Les morts ne parlent pas, laisse-les donc tranquille ! lui disait son père. Ta mère était une pauvre femme qui n’a pas supporté la mort de son premier enfant, la voilà la vérité !
- Seuls les fantômes peuvent communiquer avec les vivants, lui expliquait Martin. Ta mère était moldue, elle n'a pas pu devenir fantôme. Je suis désolé...

Daniel ne les croyait plus.

Il finit ses études à l’âge de vingt ans, voilà trois années que sa mère discutait avec lui régulièrement. Parfois, il ne l’entendait plus des mois durant, puis elle revenait. Il en était presque soulagé, il craignait souvent de perdre la communication avec elle. Elle était la seule qui comptait désormais.

Il avait étudié la littérature sorcière, parce qu’on lui avait dit et répété qu’il n’avait rien à faire dans un domaine purement magique. Il ne s’en était pas plaint, bien au contraire. Rares étaient les étudiants de ce domaine, même Martin alla plutôt étudier l’art divinatoire qui faisait la réputation de sa famille. Il s’était déjà amusé à lui lire son avenir, mais il n’était resté qu’évasif et vaguement soucieux. Daniel avait songé qu’il montrait là la limite de ses capacités, comme son prétendu Troisième Œil qu’il n’avait jamais vu à l'œuvre. Daniel, lui, depuis des années déjà, voulait écrire. Il considérait que c’était là le seul moyen de se faire entendre.

Il commença à travailler comme copiste dans le principal journal magique espagnol, établi à Madrid depuis des générations. Ce n’était pas ce qu’il avait espéré, mais c’était mieux que rien pour débuter. Il agrémentait alors de jolies tournures de phrases ce que les journalistes écrivaient, les journaux publiaient à l’époque de véritables articles à sensation : il fallait suivre le rythme pour intéresser les lecteurs. Il ne signa jamais un seul article de son nom, et s’installa dans un appartement minable du centre de Madrid. Son père, qui le prenait depuis toujours pour un raté, en fut alors parfaitement convaincu.

- Ce n’est franchement pas une grande surprise, arguait-il aux quelques repas qu’ils prenaient encore ensemble.

Sa mère lui parlait régulièrement. Elle lui soufflait de plus en plus d’atrocités, le mettait en garde contre un père qui ne l’a jamais reconnu ou apprécié. C’était lui qui probablement étouffait ses talents. Il l’avait depuis longtemps déjà rayé du testament et de l’héritage familial, et espérait faire plus pour le museler. Deux années passèrent, où il vécut dans la crainte de plus en plus présente d’un père qui voulait sa mort. Il faut frapper avant qu’il ne frappe.

C’était un matin de février 1914 qu’il se décida à prendre les devants. Il frappa à la porte de la vieille demeure familiale sur les bords de l’Atlantique, où les embruns de l’océan venaient toquer aux vitres dès le soleil levé. La marée était encore haute, il avait sa baguette à la main, et il voulait tuer son père.

Il n’en eut pas l’occasion. A peine le premier sort lancé contre son paternel que deux sorciers du Ministère débarquèrent pour l’arrêter.

- Je ne l’ai pas reconnu, dira son père aux enquêteurs. Il ne semblait plus être lui-même, marmonnait des propos incohérents, parlait de sa mère. On aurait dit qu’il avait vieilli de dix ans durant ses deux années à la capitale.

Il y eut un scandale dans la société magique espagnol : un né-moldu agresse un moldu, il n'en faut pas plus, son nom fut connu et reconnu en Espagne et en France, voire même au-delà. Le père de Daniel insista pour que ce soit la justice moldue qui le prenne en charge. C’est son fils, argumentera-t-il. Et les sorciers, bien heureux de ne pas s’empêtrer d’un mé-moldu, laissèrent couler et le livrèrent à la justice moldue.

– L'asile

Il fut déchu de son statut déjà bien vacillant de sorcier. Baguette détruite, livré à la justice moldue où il fût jugé pour agression préméditée et coups et blessures envers son propre paternel. Le procès ne se déroula pas dans son esprit, drogué aux sédatifs pour qu’il puisse rester calme. Parce qu’il n’en démordait pas, des voix, de sa mère qui lui parlait, de son père qui voulait le réduire au silence, des histoires qu’on lui avait dit. Il avait des preuves, il avait des preuves disait-il, mais il ne put en présenter aucune. Ses témoins n’existaient pas, les preuves contre lui s’accumulaient doucement mais sûrement. On mit en doute sa santé mentale, ce qui fut confirmé par les dires de son père, de ses rares amis, de ses quelques connaissances.

A l’aube du mois de mai 1914, alors que la Guerre allait bientôt enflammer l'Europe et après trois mois de prison insalubre, Daniel fût transféré à l’institut Pere Mata, asile psychiatrique pour fous dangereux, à ses yeux Enfer sur terre s’il fallait en nommer un.

- Nos pensionnaires sont bien traités, on essaye de les soigner afin qu’ils puissent réintégrer la société le plus rapidement possible, arguait le directeur lors des quelques visites de ses proches.

Là-bas, Daniel redevint comme un enfant, un enfant shooté à la morphine pour lui imposer le calme. Sans baguette et l’esprit en berne, la magie encore présente dans ses veines explosait de manière aléatoire. Il fit claquer les lampes, brisait les vitres, ouvrait des portes sans qu’il ne parvienne à la retenir. Personne ne comprenait, et chaque abus était sanctionné. On l’enfermait lorsqu’il ouvrait les portes, avec camisole s’il était trop anxieux ; on le saignait pour tenter de soigner ses migraines, le shootait pour qu’il garde le calme ; on le fouettait lorsqu’il brisait des vitres ou des ampoules. Il fut plus d’une fois retrouvé dans sa cellule, détaché de ses chaînes. Il essayait de s’ouvrir les poignets contre les barreaux rongés par la rouille, ou il frappait son crâne contre les murs en pierre en marmonnant. On envisagea la lobotomie, mais son père refusa.

C’est là-bas que pour la première fois, il eut l’impression de devenir fou. Et pire que tout : sa mère ne lui parlait plus.

- Il n’entend plus de voix, c’est une bonne chose, se félicitait le directeur.

Le seul réconfort là-bas fut Carmen. Parfois Carmen venait dans sa cellule, comme un ange tombé du ciel. Elle susurrait d’une voix douce à son oreille, le calmait dans ses moments de crise. Tu sortiras bientôt, n’aies crainte… C’est elle qui l’empêchait alors de se scarifier plus qu’il ne le faisait déjà, qui prenait doucement ses poignets entre ses mains, qui le soignait après les corrections physiques. Un ange… tombé du ciel. Elle saisissait ses doigts, les laissaient courir sur son torse, ses épaules, son ventre et plus encore. Il sentait sa peau brûler sous ses caresses, les pores en ébullition jusqu’à ce qu’il s’abandonne à son corps. C’est pour elle, uniquement pour elle, que Daniel se promit de ne pas sombrer.

Parfois, son père ou Martin venaient lui rendre des visites. Alors on le faisait beau et propre à ces occasions, et on le droguait encore plus qu’il ne l’était déjà. Il ne parlait plus depuis des mois déjà. Il restait prostré, en entendant des nouvelles du monde et de la Guerre qui frappait.

- Le pays est resté neutre, et nous-aussi, expliquait Martin.
- Une chance pour toi, tu aurais pu être envoyé en première ligne, ajoutait son père.

Il ne répondait pas. Il regardait Carmen qui passait derrière eux, et il lui souriait vaguement. Ils lui promirent d’essayer de le faire sortir de là. Avec l’influence de son père et la promesse de s’occuper de lui, ils devraient réussir, n’est-ce pas ? Il ne les crut pas. Et les jours s’enchaînaient lentement.

C’est là qu’il rencontra Primavera. Parfois la nuit, lorsque les insomnies le frappaient, il se plaisait à regarder le ciel nocturne par les hautes fenêtres de sa cellule. Il marmonnait, pas assez fort de crainte d’être entendu, et il rêvait éveillé. La chauve-souris rousse vint et revint à sa fenêtre, nuit après nuit, soir après soir. Il lui ouvrait discrètement, la laissait se poser sur sa main scarifiée. Il lui parlait doucement jusqu’au matin venu, et la regardait repartir par la fenêtre avec la promesse qu’elle reviendrait la nuit suivante encore. Un manège qui dura, dura jusqu’à ce qu’il finisse par sortir de cet Enfer.

Son père réussit finalement à le faire libérer.

- C’est mon fils, je lui ai pardonné, argumenta-t-il, et je connais quelqu’un pour s’occuper de lui.

Martin s’était porté volontaire, pour assurer sa réinsertion dans une société vacillante elle-même sur ses pieds. Il n’entend plus de voix, alors on le considérait guéri.

– Les Gueules-Cassées

On le mena en France, à Paris la capitale. Nous étions à l’aube de l’année 1917, plus de deux années et demi s’étaient écoulées depuis qu’il avait été interné. Dans son esprit, son calvaire n’avait duré que quelques mois. La France n’était pas un lieu sûr, mais il fallait en faire ainsi.

- Les sorciers espagnols t’ont déchu et jugé coupable ; et les moldus ne verront que celui qui sort d’asile, expliquait Martin. Si tu veux réintégrer la société, il faut passer par un autre pays. Ta mère était française, alors toi également.

La capitale avait quelque chose de froid, de glaçant. La Guerre faisait encore rage à l’Est du pays, malgré le recul des troupes allemandes. Les deux jeunes hommes s’installèrent dans un appartement de la capitale, payé par les soins du père de Daniel. S’il avait accepté de le faire sortir d’asile, ce fut là la dernière chose qu’il fit pour son fils. Il était encore mutique de son séjour à Pere Mata, et Primavera le suivait en silence dans l’ombre. On lui découvrit une forte dépendance à la morphine, qu’il fallut traîter. Il hurlait lorsque la porte d’entrée se fermait à clef, il marmonnait dans son lit, ne murmurait que quelques phrases à Primavera. Il se regardait le miroir sans se voir.

Il pensait à Carmen. Il lui écrivait des lettres d’une main tremblotante, la suppliant de venir en France. Il les confiait à Martin, pour qu’il les lui envoie par hibou. Il n’eut pas de réponse.

- Tu devrais travailler, lui dit un jour Martin. Ils ont ouvert un atelier dans le X° arrondissement, une fabrique de masques et de prothèses pour les soldats. Tu devrais y aller, reprendre le dessin ou la sculpture. Avec le nombre de mots que tu peux aligner, on te prendra pour un traumatisé de la guerre.

Il n’eut pas tort. L’atelier était tenu par une femme, Daniel travailla sur les dessins et croquis préparatoires de ces prothèses. On les nommait les Gueules-Cassées, ces soldats revenus du front, défigurés par la Guerre. Ils voulaient oublier, et la société ne voulait pas les voir. Daniel se sentait étrangement proche d’eux, malgré les rares paroles qu’ils échangeaient. Ils étaient une présence rassurante dans ce monde qui oubliait parfois de tourner rond, comme pour lui rappeler qu’il n’était pas la seule anomalie sur cette terre.


C’était un homme, grand et mince. Il portait un masque fabriqué par ses soins pour masquer sa face. Meurtrie par le monde, expliqua-t-il. Il parlait beaucoup, Daniel l’écoutait et buvait ses paroles. Il lui parlait du monde et de sa création, de la déchéance qui prenait le cœur des Hommes. Il n’y pouvait rien, Dieu. Il avait décidé de laisser libre Sa création. Mais ça le rendait triste, de simplement regarder. La Guerre en était la preuve, et il y en aurait d’autres. Le monde est déprimant. Un jour, Daniel prit ses papiers pour écrire. Écrire sur eux, écrire sur Dieu, écrire sur lui. Une catharsis.

Peu à peu, Daniel retrouva la parole, les gestes, l’envie de ce monde. Carmen avait fini par lui répondre. Elle se présenta un jour à sa porte, un jour où Martin n’était pas là. Ils passèrent la nuit ensemble, elle repartit le lendemain à la première heure. Et elle revenait, quelques semaines plus tard.

- Il n’y a pas d'infirmière qui s’appelle Carmen à l’hôpital, disait Martin qui postait inlassablement ses lettres. Tu es sûr qu’elle… travaillait bien là ?

Oui, il était sûr. Il lui montra ses lettres, il lui montra ses réponses. Martin ne faisait que lui lancer un regard soucieux sans rien ajouter de plus.

C’est en 1918 qu’il émit le souhait d’avoir de nouveau une baguette entre les mains. Ses explosions de magie s’étaient calmées depuis qu’il avait quitté l’asile, mais restaient encore présentes comme un reflet des traumatismes subis là-bas. Martin le mena à un baguettier français. Et Daniel remit peu à peu pied dans cette société sorcière qui l’avait tant rejeté.

- Pour Primavera, fit Martin en lui tendant un livre.

Nos amis les familiers. Primavera voletait toujours autour de lui, discrète comme à son habitude, malgré les années qui passaient.

– L’écriture

Il finit son premier livre en 1919, la Guerre était terminée depuis quelques mois désormais. Le travail à l’atelier commençait à s’essouffler doucement à mesure que le nombre de Gueules-Cassées diminuait. Le pays qui jusque là semblait gelé se mit à revivre. Daniel passa des mois à essayer de faire publier son ouvrage, sans grand succès. C’était un ouvrage à propos de la Guerre, de l’après, de ces soldats toujours vivants mais morts tout de même sur le front. Il l’avait écrit pour eux, pour ses Gueules-Cassées. Trop tôt, dit-on. Martin était d’accord. Trop tôt pour ce monde.

Il le nomma Derrière les masques. Il comptait la vie d’après-guerre de trois soldats, jeunes ou vieux, réformés du front à différentes périodes du conflit. Il y avait un Français, un soldat des colonies, un Allemand. Deux étaient sorciers, le dernier moldu. Ce fut un échec.

- Mettre en avant ces traîtres à la race sorcière, et pire, les mettre sur un pied d’égalité avec un moldu était tout ce que l’on pouvait attendre de l’un des leurs, écrivaient les critiques.

Daniel en fut attristé. Daniel détestait le monde.

Il voyait encore Carmen de temps à autre. Elle passait toujours lorsqu’il était seul, et repartait avant que Martin ne revienne. Il lui parlait de son travail, de ses écrits, de ses échecs, de ses désillusions. Il voulait la présenter à Martin, mais elle refusa. Il comprit qu’il ne la présenterait jamais à personne. Il ne dit rien, se contentant de caresser ses hanches. Primevera le regardait sans un mouvement.

Les éditeurs arrivèrent de Londres, un jour d’été 1919. Ils avaient vu son potentiel avec ce premier roman, malgré son échec commercial et son thème bien trop sombre pour un monde tout juste sorti de la Guerre. Un contrat à proposer, disaient-ils. Ils lui offraient un contrat d’édition exclusif avec leur maison, et il écrivait des romans qu’ils publiaient sous pseudonyme. Qu’importe le pseudonyme. Il fallait tuer Daniel Vidal, pour qu’il puisse briller comme il le doit. Les termes du contrat étaient simples : Daniel leur livrait un ouvrage tous deux les ans, de préférence en anglais. Une anthologie, dirent-ils. Ça se vendait mieux, il est vrai. Si les résultats étaient au rendez-vous, peut-être accepteraient-ils de l’éditer un jour sous son nom véritable. Daniel accepta sans beaucoup de réflexion, signa avec la maison John & Son, et prit le nom de Juanes Bolivar.

C’est ainsi que naquit Ruines des Âmes. Le premier roman fut livré courant 1920, il prenait place dans le Paris d’après-guerre. Une histoire de conflit entre deux familles sorcières bourgeoises, qui en voulant sans cesse prendre l’aval l’une sur l’autre se finissait dans un cynisme crasse. Ce fut un succès.

- Il est moins bon que ton premier roman… commentait Martin.

Daniel le savait pertinemment. Moins bon, moins percutant, moins réfléchi. Il s’en contentait néanmoins, avec l’espoir qu’un jour son talent soit reconnu à sa valeur véritable.

En 1921, l’atelier ferma ses portes. Il n’y avait plus de clients. On parvint à s’en réjouir tout de même, leur travail de reconstruction était à présent terminé. On trinqua et but une bouteille de vin, avant de se séparer pour le reste de nos existences.

– Ruines des Âmes

Il partit de France cette même année. Martin ne le suivit pas, il avait bien assez à faire. Daniel semblait s’être remis, son contrat éditorial lui permettait une rentrée d’argent raisonnable. Afin de se rapprocher de ses employeurs, il s’installa dans un appartement de Pré-au-Lard, où il se mit à écrire comme un forcené. Nuit et jour, dormant peu, mangeant lorsqu’il n’oubliait pas. Il livra deux autres romans à John & Son, durant les années 1922 et 1924. Il vit peu de personnes durant ces deux années. Carmen venait lui rendre visite de temps à autre, bien qu’il soulagea sa déception avec d’autres femmes qui lui ressemblaient toujours étrangement. Martin passait aussi, et désespérait de le voir aussi solitaire.

Il prit un petit emploi à la Gazette du Sorcier : copiste, comme il le fut à Madrid. Il leur offrait de temps en temps ses services, pour réécrire des articles afin qu’ils soient publiables. Rien d’exceptionnel, mais ça lui permettait de garder la face.

- Votre série de romans marche plutôt bien, lui dirent un jour ses éditeurs. Nous attendons le prochain.

Daniel ne se demandait plus quand il pourrait publier un roman à son nom. Il avait commencé à l’écrire parfois, oubliant son contrat mercantile pour écrire un livre. Écrire pour lui.

Ce soir-là, Daniel parla de nouveau à Dieu. Tu me ressembles… Lucide et désabusé. N’oublie pas comment tourne le monde. Tu n’y peux rien, c’est dans la nature des Hommes. Ils sont esclaves de leurs pulsions. Toi non plus, tu n’y échappes pas, mais contrairement à eux tu en as conscience. Ne laisse pas la haine des Hommes t’enflammer, ne laisse pas la haine des Hommes t’atteindre. Daniel ressortit de cette nuit avec un goût de cendre dans la bouche, et de la bile dans l’estomac.

Car malgré tout, Daniel voulait encore croire en ce monde.


– Bonus : les romans de Daniel

Publié sous le nom de Daniel T. Vidal.

Derrière les masques
- achevé d’imprimer en 1919, aux éditions Valentine's.
Le roman compte l’histoire de trois soldats revenus du front, de leur réinsertion dans une société qui refuse de les voir ou de se souvenir de leur mémoire, et dans un monde qui souhaite plus que tout oublier l’horreur de la Guerre. Bien que séparés dans un premier temps, les destins de ces trois protagonistes vont finir par se croiser à la fin de l’ouvrage lorsque l'on comprend ce qui les lie.
Ludwig : soldat allemand et sorcier, 32 ans, volontaire à l’effort de guerre, réformé en 1916 du front suite à l’explosion d’un obus qui lui aura arraché la moitié du visage.
Charles : soldat français et moldu, 20 ans, mobilisé dès le début du conflit et réformé en 1916, il aura perdu ses deux jambes dans l’explosion d’une mine.
Désirée : infirmier sorcier originaire des colonies françaises, 45 ans, mobilisé dès le début de la guerre jusqu’à la fin des conflits, il est le lien entre Ludwig et Charles puisqu’il leur aura sauvé la vie sur le front ; lui-même reste profondément marqué par les horreurs qu’il a vu.

Publiés sous le nom Juanes Bolivar.

Ruines des Âmes, volume 1. Paris : Illusions traîtresses.
- achevé d’imprimer en 1920, aux éditions John & Son.
Le roman se passe dans le Paris sorcier d’après-guerre. Deux familles sorcières de la haute bourgeoisie, vantant leur sang-pur depuis des générations, n’ont de cesse de s'entredéchirer tout le long de l’ouvrage, lorsque l’héritier de l’une de ces familles se voit mourir prématurément. Le roman se termine d’ailleurs dans un cynisme crasse : à force de batailles et d’accusations, les deux puissants sont déchus de leur rang et perdent une grande partie de leur richesse et de leur prestige. On découvre à la fin que l’héritier, ne souhaitant une vie qui ne saurait correspondre à ses valeurs personnelles, avait préféré mettre lui-même fin à ses jours.
Famille Delamarre : famille de sang-mêlés qui essaye de gagner peu à peu en influence dans ce monde qui ne vante que les mérites des sangs-purs ; ils mettent pour ceci en avant leur sang de plus en plus pur au fil des générations, le dernier moldu de la famille remontant à dix générations selon leur propre dire.
Famille Beldame : famille de sang-purs très influente de la capitale française, elle refuse l'alliance que leur propose la famille Delamarre qui consistait à marier leur fils le plus jeune à l’une des jeunes femmes de leur rival. C’est ce jeune homme qui sera retrouvé mort bien trop tôt, et à partir de ce point, les accusations ne cesseront de s’enchaîner.

Ruines des Âmes, volume 2. Londres : Les barreaux de l'échelle.
- achevé d’imprimer en 1922, aux éditions John & Son.
David, un jeune sorcier sang-mêlé, cherche à se faire une place dans le monde du journalisme. On le dit pas assez talentueux et trop peu rigoureux pour ce métier. Mais persuadé de ses compétences réelles, il va pourtant se promettre de persévérer dans ce métier pour lequel il a toujours vécu ; allant jusqu’à signer un contrat avec un individu mystérieux qui se présente comme étant la solution à ses problèmes. Du jour au lendemain, il devient soudainement doté d’un flair imparable et d’un sens de la plume affuté, toujours sur les bonnes ondes et traitant de sujets aussi larges que variés. Comme attendu, il commence à doucement grimper les échelons pour atterrir à la rubrique des faits-divers, le Saint Graal journalistique. Au fil du roman et des indices égrainés, on finit par comprendre que David provoquait lui-même les sujets qu’il traitait dans le journal, allant du simple vol à l’escroquerie, parfois jusqu’au meurtre de personnalités appréciées. Devenu puissant et corrompu jusqu’à l’os, justice ne sera jamais faite à son égard.

Ruines des Âmes, volume 3. Madrid : Vies parallèles.
- achevé d’imprimer en 1924, aux éditions John & Son.
Dans l’Espagne du début des années 20, alors que le général Primo de Rivera a pris le pouvoir dans le pays et imposé une dictature, une jeune femme va lentement remonter jusqu’aux origines de la disparition de sa mère, à la fin du siècle dernier. Le roman se déroule sur deux époques distinctes, les années 1890 avec l’histoire de la mère ; et les années 1920 sur fond de dictature avec l’histoire de la fille. Finalement, en voulant suivre les trâces de son passé, cette jeune femme provoquera bien plus de mal qu’elle ne voulait faire de bien.
Ce roman se déroule dans le monde moldu, et put donc être publié également chez-eux. Il y est nommé Ruines des Âmes, volume 1. Madrid : Vies parallèles.