L'auteur, le lecteur, le secretAleksandr & Daniel
H
Daniel l’écoute avec beaucoup d’attention, ton avis sur les romans de Bolivar - sur ses romans en somme. Il sait déjà ce qu’en disent les critiques, l’idée d’avoir un jeune écrivain inconnu et mystérieux derrière ce nom attisant d’autant plus les éloges. Le monde fonctionne étrangement, c’est un fait qui n’est pas nouveau sous le soleil.
- … Et puis j’ai eu du mal à compatir avec la fille, annonces-tu. Elle a eu la chance de connaître sa mère avant que celle-ci ne disparaisse, elle aurait dû se contenter de ça au lieu de mettre le malheur autour d’elle - tu marques une pause que Daniel prend pour de la réflexion : es-tu vraiment sûr de ce que tu dis ? Enfin je dis ça mais j’aurai sûrement agi pareil à sa place.
Il sourit vaguement.
En cela, tu n’es pas si différent de l’héroïne.
Les Hommes ne savent se contenter de ce qu’ils ont ; et il est des secrets qu’il faudrait mieux laisser enterrés. Cette jeune femme - Sofia, qu’elle s’appelle - n’est que l’image triste de la soif de savoir et d’accumulation des Hommes, de la recherche du soi au détriment d’autrui, et de l’égoïsme profond qui se tapit en chacun de nous. La dictature espagnole n’est que toile de fond dans le récit, ancrant le roman dans une réalité qui existe comme telle et lui donnant une saveur teintée de dérangeant lorsque l’on sait ce qui se passe chez le voisin sans pour autant que l’on ose regarder en face.
- Le deuxième, je l’ai trouvé très divertissant, et la fin m’a déjà plus parlé. Ça fait écho à quelque chose que j’ai déjà constaté, sur la corruption de la société, complètes-tu. Par contre, j’ai trouvé ça amusant, d’aller aussi loin juste pour devenir le meilleur journaliste. Quitte à mettre autant d’efforts, autant viser le Ministère de la Magie.
- Ne dit-on pas que la presse est le quatrième pouvoir ? te questionne Daniel - question rhétorique, il connaît déjà la réponse et sait ce qu’il a voulu faire de son roman.
Il est là, de la soif de pouvoir qui sans cesse grandit à mesure qu’on l’obtient. Les médias sont un pouvoir indépendant à part entière, et quiconque possède les journaux ou est influent dans ce milieu saura l'exercer à son bénéfice propre. La corruption est partout, même dans les mots les plus insignifiants, et le pouvoir monte rapidement à la tête. C’est ce qu’a prouvé David : en cherchant simplement à se faire une place, il finit par commettre des actes irréparables pour gratter encore quelques miettes de son influence grandissante.
S’en rend-il compte ?
Pas vraiment. Après tout, n’apprend-on pas tout à la fin de l’ouvrage ?
- Mais mon préféré, c’est le premier, tranches-tu finalement. Il dégouline tant de cynisme sur la société sang-pur et, de façon plus générale, que les gens qui sont prêts à n’importe quoi juste pour grappiller quelques miettes de pouvoir et de reconnaissance supplémentaire que ça en devient drôle.
S’il y a bien un qualificatif que Daniel n’associe pas au monde et à la société de manière générale, c’est bien celui-ci.
Drôle.
- Après, si vous voulez vraiment savoir ce que je pense de Jaunes Bolivar en tant que personne… Il m’intrigue, conclues-tu. Sentiment légitime après tout, tu n’es pas le premier qui se questionne, et probablement pas le dernier non plus. Je ne comprends pas pourquoi il se cache derrière un pseudo. Car personne ne sait qui il est, je crois ?
- Il semblerait que ce soit le cas, répond Daniel. Son éditeur, probablement, est au courant.
- S’il écrivait des livres érotiques, d’accord, mais là… Daniel plisse le regard d’un air amusé - il en écrit pour son compte personnel, ne va pas croire. En général, les auteurs à succès comme ça aiment être reconnus, non ? Ça compense les centaines d’heures à souffrir sur leurs textes.
- Oh, je n’en suis pas si sûr… répond Daniel. Certains apprécient leur tranquillité après tout.
C’est son cas.
Il aime s’enfermer dans son esprit et dans les mots qu’il couche sur le papier, vivre avec ses délires et ses songes, ne plus penser à lui-même et n’exister qu’au travers de ses ouvrages. Il déteste Juanes Bolivar parce qu’il est celui qui pourrait vivre autrement et qui malgré tout garde le choix de se taire. Il le jalouse pour les possibilités qui s’offrent à lui, pour l’admiration dont il est sujet. Il le jalouse parce qu’il est celui que Daniel ne pourra jamais être.
- Moi, j'ai une théorie là-dessus, expliques-tu. Je pense que Juanes Bolivar est un né-moldu d'origine espagnole. Et il n'a pas envie de publier sous son vrai nom parce qu'un né-moldu qui critique la société sang-pur comme il l'a fait pour son premier, ça aurait été très mal reçu. Ou peut-être même qu'il a déjà publié sous son vrai nom, et qu'il n'a pas envie de retenter l'expérience.
Daniel croise les bras, en prenant soin de ne pas heurter Primavera, blottie dans le creux de sa manche - il est encore trop tôt pour qu’elle songe à montrer le bout de son museau. Néanmoins, il sent ses ailes trembloter contre sa peau, preuve s’il en est qu’elle est éveillée et attentive.
- Un né-moldu espagnol qui a déjà publié un roman et qui ne semble pas en avoir publié d’autres depuis… répète-t-il comme pour réfléchir. Quelqu’un comme moi, en somme ?
Pour la première fois de cette rencontre, son visage se fend d’un sourire tout aussi impénétrable que le reste.
- J’ose espérer que je ne suis pas le seul né-moldu d’origine espagnole, il y aurait à se poser des questions, sinon… fait-il avec une ironie certaine. Il souffle et laisse couler quelques secondes de silence avant de reprendre. Je ne suis pas Bolivar, si c’est la question que tu te poses. Je ne sais pas qui se cache derrière ce nom, et pour tout t’avouer : je m’en fous pas mal.
Il sent brusquement les canines de Prim’ s’enfoncer dans sa chair, si bien qu’il fronce les sourcils - ce n’est pas ses petites dents qui risquent de lui faire mal, mais tout de même.